Comment est-ce qu’on imagine un voyage au pays des mille
collines, ses premiers pas en Afrique quand on a vingt ans et qu’on vit au Québec?
Il avait beau avoir vu des bouts de l’Europe, de l’Inde, voyagé ailleurs en Asie
et en Amérique du Sud, ce continent où se retrouve coincé le Rwanda, demeurait pour
Victor le plus intrigant. Un peu épeurant me disait-il. Ce n’est pourtant pas
sa première exposition aux conditions difficiles des pays en développement. Sans
préavis, au téléphone, il n’a pas réfléchi longtemps avant d’accepter de partir
avec moi profitant de cette pause hivernale du CEGEP pour faire ce qu’il aime
le mieux, soit de voyager. Après quelques jours ensemble à Kigali, le voilà copilote
à mes côtés bien à bord du petit Toyota Rav 4 loué, prêt à partir. L’intention
est de faire le tour du pays durant les trois prochaines semaines.
Retour dans le passé pour moi et grande surprise pour Victor :
Sa popularité! « Muzungu, Muzungu… », déjà des dizaines de fois,
après avoir quitté Kigali, qu’il s’entend appeler ainsi par les tous les enfants
croisés dans la campagne rwandaise. Toujours avec de grands yeux, parfois
joyeux, parfois terrorisés. Fait cocasse : les rwandais ont encore la fâcheuse
habitude, quand un enfant pleure sans raison, de lui dire qu’on le remettra aux
blancs pour qu’il soit mangé. Ça n’empêche pas la majorité des enfants croisés sur les pistes de venir vers nous
en courant quand ils nous voient. Minorité visible donc! La signification du
mot Muzungu date des années de la colonisation, peu après la première guerre
mondiale. Elle désignait les colons belges qui venait « civiliser »
le pays. Ils reprenaient de l’Allemagne la gestion de ce bout de l’Afrique
noire. On comprend aujourd’hui à quel point ils ont plutôt préparé le terreau de
violence qui allait blesser gravement le pays à plusieurs reprises. D’abord en privilégiant l’ethnie
ou la communauté qui lui ressemblait le plus. Celle qui savait commercer, qui
était nomade et qui possédait des vaches. Le mot tutsi en Kinyarwanda signifie celui
qui possèdent des vaches, alors que hutu veut dire qui celui qui produit, ou
qui donne. L’ethnie dont les traits physiques étaient moins négroïdes devaient être
plus intelligente, pensaient-ils! Déductions faites, la communauté tutsie était
donc plus apte à fournir aux colons les prêtres, les professeurs et les
médecins qu’il fallait pour civiliser ce pays. Comme si ce n’était pas
suffisant, quelques décennies plus tard, les colons belges de l’époque ont
poussé la discrimination jusqu’à étiqueter la population du Rwanda. Posséder 10
vaches! Voici ce qui a servi de critères pour déterminer si une famille était
tutsie on non. Malgré le métissage, malgré l’aberration de cette idée, le mal
était fait.
Bien sûr, aujourd’hui, pour les gens à la campagne et surtout
pour les enfants, le mot muzungu désigne le blanc. Abazungu (muzungu au pluriel)
de passage dans les pistes de campagne rwandaise, Victor et moi marchons chaque
jour en appréciant chaque pas, impressionnés par la quantité de personnes, d’enfants
qui animent la tapisserie verte et montagneuse dont on admire la beauté. Moins de
vaches qu’avant, des maisons désormais éclairées le soir, mais cette grande pauvreté
qui frappe Victor, comme elle nous avait marquée il y a plus de 25 ans, est
omniprésente. De jour en jour sa sensibilité s’accroit. Et au fur et à mesure
qu’il arrive à mettre en mots ses impressions, les questions qu’il se pose, il mesure
la chance qu’il a d’être ici.
Les néo-abazungu d’aujourd’hui ont bien changé. Ils sont moins
américains ou européens, désormais chinois ou sud-africains, c’est apparemment eux
qui sont les partenaires de l’état rwandais et qui sont à l’œuvre pour développer
le pays. Tous les projets de construction observés étaient dirigés par des contremaitres
chinois. Un type d’Afrique du sud, rencontré au hasard d’un repas, en était à
la construction de son troisième hôtel chic. Il me parlait de l’importance de
ce nouveau marché pour son entreprise. De la main-d’œuvre docile à 2$ / jour. Mais
attention, ce gouvernement ne répète pas les erreurs du passé. Il garde la
propriété des projets, ou prend minimalement une partie de l’équité. « Rwanda
is ready for business ».
Dommage que le pays soit encore dépendant d’expertise et de
capitaux étrangers pour se développer. Mais comment peut-on rebâtir en 25 ans
un pays détruit et des infrastructures en lambeaux, ayant perdu une génération
de leaders (les cibles des génocidaires) par surcroit? Heureusement, au rythme où les projets se
déploient, le mot muzungu disparaitra selon moi, et les blancs qui visiteront le Rwanda
seront bientôt plus que des touristes, comme ailleurs dans le monde. Avec le
potentiel de beauté au kilomètre carré ici, les perspectives sont immenses pour
le développement d’une réelle industrie touristique. Oui les gorilles de Diane
Fossey, les volcans, la forêt tropicale de Nyungue et le parc de l’Akagera, mais
il y a tellement plus à voir ici au Rwanda.
Je reviens à mon muzungu de 20 ans, entre grand ado et jeune
adulte, les cheveux longs, il attire les regards et les enfants rwandais courent spontanément
vers lui pour le voir de plus près. Trop souvent à son goût parfois. Mais, sait-il,
que celui qui l’observe le plus, c’est moi, son père? Comment parler de son fils sans tomber dans les clichés de la fierté. Ce qualificatif n’explique pas ce
que je ressens. La fierté a ce travers qui me déplait, celui de ramener à soi la
réussite. Le Victor que je côtoie depuis plusieurs jours me rassure. Oui, il s’est
enfargé un peu au collège et sa boussole de grande personne ne lui montre pas tout
à fait son nord ni son avenir. La jeunesse qu’il vit à fond, les fêtes et les copains
d’abord ne l’empêchent pas de grandir en tant que bon humain, au contraire. Délicat,
respectueux, encore timide, chaque pas qu’il fait ici m’impressionne. Il
comprend tellement déjà. Ses questions, ses commentaires et sa présence rassurante
m’auront permis un regard neuf durant ce voyage, juste en l’écoutant.
Je garderai les plus beaux souvenirs de ce périple avec lui.
Tellement choyé d’avoir pu capturer, comme une photo instantanée, cette phase charnière
dans sa vie. Tout va trop vite. Plusieurs fois, durant ce voyage, j’ai imaginé Victor
à mon âge. Au sien, je n’avais pas encore pris l’avion, je n’avais pas une
fraction de l’ouverture qu’il a sur le monde. Comment ce voyage l'aura t-il influencé?
Je n’ai pas fini de l’observer.
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