26.1.20

Victor, le muzungu!

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Comment est-ce qu’on imagine un voyage au pays des mille collines, ses premiers pas en Afrique quand on a vingt ans et qu’on vit au Québec? Il avait beau avoir vu des bouts de l’Europe, de l’Inde, voyagé ailleurs en Asie et en Amérique du Sud, ce continent où se retrouve coincé le Rwanda, demeurait pour Victor le plus intrigant. Un peu épeurant me disait-il. Ce n’est pourtant pas sa première exposition aux conditions difficiles des pays en développement. Sans préavis, au téléphone, il n’a pas réfléchi longtemps avant d’accepter de partir avec moi profitant de cette pause hivernale du CEGEP pour faire ce qu’il aime le mieux, soit de voyager. Après quelques jours ensemble à Kigali, le voilà copilote à mes côtés bien à bord du petit Toyota Rav 4 loué, prêt à partir. L’intention est de faire le tour du pays durant les trois prochaines semaines.

Retour dans le passé pour moi et grande surprise pour Victor : Sa popularité! « Muzungu, Muzungu… », déjà des dizaines de fois, après avoir quitté Kigali, qu’il s’entend appeler ainsi par les tous les enfants croisés dans la campagne rwandaise. Toujours avec de grands yeux, parfois joyeux, parfois terrorisés. Fait cocasse : les rwandais ont encore la fâcheuse habitude, quand un enfant pleure sans raison, de lui dire qu’on le remettra aux blancs pour qu’il soit mangé. Ça n’empêche pas la majorité des enfants croisés sur les pistes de venir vers nous en courant quand ils nous voient. Minorité visible donc! La signification du mot Muzungu date des années de la colonisation, peu après la première guerre mondiale. Elle désignait les colons belges qui venait « civiliser » le pays. Ils reprenaient de l’Allemagne la gestion de ce bout de l’Afrique noire. On comprend aujourd’hui à quel point ils ont plutôt préparé le terreau de violence qui allait blesser gravement le pays à plusieurs reprises. D’abord en privilégiant l’ethnie ou la communauté qui lui ressemblait le plus. Celle qui savait commercer, qui était nomade et qui possédait des vaches. Le mot tutsi en Kinyarwanda signifie celui qui possèdent des vaches, alors que hutu veut dire qui celui qui produit, ou qui donne. L’ethnie dont les traits physiques étaient moins négroïdes devaient être plus intelligente, pensaient-ils! Déductions faites, la communauté tutsie était donc plus apte à fournir aux colons les prêtres, les professeurs et les médecins qu’il fallait pour civiliser ce pays. Comme si ce n’était pas suffisant, quelques décennies plus tard, les colons belges de l’époque ont poussé la discrimination jusqu’à étiqueter la population du Rwanda. Posséder 10 vaches! Voici ce qui a servi de critères pour déterminer si une famille était tutsie on non. Malgré le métissage, malgré l’aberration de cette idée, le mal était fait.

Bien sûr, aujourd’hui, pour les gens à la campagne et surtout pour les enfants, le mot muzungu désigne le blanc. Abazungu (muzungu au pluriel) de passage dans les pistes de campagne rwandaise, Victor et moi marchons chaque jour en appréciant chaque pas, impressionnés par la quantité de personnes, d’enfants qui animent la tapisserie verte et montagneuse dont on admire la beauté. Moins de vaches qu’avant, des maisons désormais éclairées le soir, mais cette grande pauvreté qui frappe Victor, comme elle nous avait marquée il y a plus de 25 ans, est omniprésente. De jour en jour sa sensibilité s’accroit. Et au fur et à mesure qu’il arrive à mettre en mots ses impressions, les questions qu’il se pose, il mesure la chance qu’il a d’être ici.

Les néo-abazungu d’aujourd’hui ont bien changé. Ils sont moins américains ou européens, désormais chinois ou sud-africains, c’est apparemment eux qui sont les partenaires de l’état rwandais et qui sont à l’œuvre pour développer le pays. Tous les projets de construction observés étaient dirigés par des contremaitres chinois. Un type d’Afrique du sud, rencontré au hasard d’un repas, en était à la construction de son troisième hôtel chic. Il me parlait de l’importance de ce nouveau marché pour son entreprise. De la main-d’œuvre docile à 2$ / jour. Mais attention, ce gouvernement ne répète pas les erreurs du passé. Il garde la propriété des projets, ou prend minimalement une partie de l’équité. « Rwanda is ready for business ».

Dommage que le pays soit encore dépendant d’expertise et de capitaux étrangers pour se développer. Mais comment peut-on rebâtir en 25 ans un pays détruit et des infrastructures en lambeaux, ayant perdu une génération de leaders (les cibles des génocidaires) par surcroit?  Heureusement, au rythme où les projets se déploient, le mot muzungu disparaitra selon moi, et les blancs qui visiteront le Rwanda seront bientôt plus que des touristes, comme ailleurs dans le monde. Avec le potentiel de beauté au kilomètre carré ici, les perspectives sont immenses pour le développement d’une réelle industrie touristique. Oui les gorilles de Diane Fossey, les volcans, la forêt tropicale de Nyungue et le parc de l’Akagera, mais il y a tellement plus à voir ici au Rwanda.

Je reviens à mon muzungu de 20 ans, entre grand ado et jeune adulte, les cheveux longs, il attire les regards et les enfants rwandais courent spontanément vers lui pour le voir de plus près. Trop souvent à son goût parfois. Mais, sait-il, que celui qui l’observe le plus, c’est moi, son père? Comment parler de son fils sans tomber dans les clichés de la fierté. Ce qualificatif n’explique pas ce que je ressens. La fierté a ce travers qui me déplait, celui de ramener à soi la réussite. Le Victor que je côtoie depuis plusieurs jours me rassure. Oui, il s’est enfargé un peu au collège et sa boussole de grande personne ne lui montre pas tout à fait son nord ni son avenir. La jeunesse qu’il vit à fond, les fêtes et les copains d’abord ne l’empêchent pas de grandir en tant que bon humain, au contraire. Délicat, respectueux, encore timide, chaque pas qu’il fait ici m’impressionne. Il comprend tellement déjà. Ses questions, ses commentaires et sa présence rassurante m’auront permis un regard neuf durant ce voyage, juste en l’écoutant.

Je garderai les plus beaux souvenirs de ce périple avec lui. Tellement choyé d’avoir pu capturer, comme une photo instantanée, cette phase charnière dans sa vie. Tout va trop vite. Plusieurs fois, durant ce voyage, j’ai imaginé Victor à mon âge. Au sien, je n’avais pas encore pris l’avion, je n’avais pas une fraction de l’ouverture qu’il a sur le monde. Comment ce voyage l'aura t-il influencé? Je n’ai pas fini de l’observer.

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