On la recherchait depuis avril 1994. Non sans relâche bien
sûr, mais quand même intensément après le génocide lorsqu’on a appris la mort
de ses parents et de sa petite sœur. Puis occasionnellement, quand on reprenait
contact avec des rwandais. Ou encore de temps à autres avec Facebook dont les
tentacules se rendent jusqu’au Rwanda. J’ai apporté avec moi dans ce voyage les
quelques photos d’elle et de ses parents qu’on avait à la maison. Sa mère Adrienne
et son père Martin, ont été nos meilleurs amis ici au Rwanda. Adrienne et
Geneviève se sont rapidement attachées l’une à l’autre. Martin lui, vivait à
Butare où il étudiait la médecine. On le voyait donc moins souvent. On a
partagé de nombreuses soirées ensembles. Chez-eux ou chez-nous? Comme on
s’invite simplement entre bons amis. Je me souviens d’avoir appris à Martin
comment conduire avec une transmission manuelle. Ou encore, les débuts de
soirée à la buvette avec lui et le docteur Jean-Marie notre voisin, les
brochettes de chèvres. Et Adrienne toujours souriante, secrétaire du grand
patron, qu’on voyait chaque matin au travail. Elle avait demandé à Geneviève
d’être marraine de la petite sœur d’Annelyse. L’amitié, mais comment oublier
des phrases tragiques prononcées vers la fin imprévue de notre
séjour. Comme celles-ci : « Avec cette guerre qui approche, quand
vous partirez, on va tous nous tuer, nous les tutsis. Y’a des listes qui existent
et on sait qui les fabriquent »; ou encore « Geneviève, en partant stp apporte
Annelyse avec toi, au moins elle, pourra être sauvée »; Bien sûr on n’y a
pas cru, même si on ressentait déjà la haine qui couvait. Et pourtant, les
massacres ont eu lieu et n’ont pas épargné le coin où ils vivaient, tout près
de Nyanza, la capitale où les rois tutsis trônaient il y a moins d’un siècle.
Le docteur, mon voisin, avec qui j’ai pris des bières, aurait été complice
selon ce que j’en sais.
On savait qu’Annelyse avait survécu. Que sa petite sœur
était morte à l’orphelinat, de malnutrition. Qu’elle vivait avec sa tante, la
sœur de Martin quelque part à Kigali. On entendait des rumeurs. On a bien
essayé d’envoyer un paquet pour elle via Antoinette, une amie rwandaise, qui
partait retrouver une petite sœur traumatisée par les événements.
Et puis voilà, hier soir, grâce à Dieu-Donné, un élève à qui
j’ai enseigné à Gatagara, je l’ai retrouvée. Victor et moi étions au restaurant
quand il me l’a appris. Quelques secondes plus tard, j’avais une photo d’elle. Aurais-je
dû essayer plus fort avant? L’image sur mon iPhone illustrait une jeune femme
forte. Pourquoi voudrait-elle nous rencontrer? Elle acceptait déjà d’établir
contact avec moi. Quelques secondes plus tard, j’avais son numéro WhatsApp et
on s’écrivait. La magie de l’Internet venait d’opérer recollant deux histoires
tellement opposées. Rendez-vous demain Chez Lando à l’hôtel où Victor et moi
logeons.
J’ai choisi de loger chez Lando durant notre séjour à Kigali,
non par hasard. Cet hotel qui existait à l’époque tient le nom d’un homme modéré
tutsi qui a tenté suite aux accords d’Arusha d’aider à la réconciliation de son
pays. Il a tenu durant quelques mois la position de ministre de la justice dans
le gouvernement transitoire durant le désormais échec du processus de paix.
Lando, de son vrai nom Ndasingwa Landoald a été assassiné ainsi que sa famille
le 7 avril 1994 au tout début du génocide. Il était marié à une canadienne,
madame Hélène Pinsky. Cet hotel a toujours été un point de ralliement pour les
expatriés, notamment canadiens. C’est donc là, le lendemain vers midi, habillée
dans son costume d’agent d’assurances qu’Annelyse a gentiment répondu au
barrage de questions que je lui posais. Elle est arrivée en moto-taxi durant sa
pose du diner. 28 ans, parfaitement trilingue, bachelière avec un bon emploi,
pas de fiancé ou de copain, elle garde la tête froide, me disait-elle.. Annelyse
vit chez sa tante Jeanne d’Arc, la sœur d’Adrienne, et ses deux filles qu’elle
considère comme sa famille. Toute en retenue comme seuls les rwandaises en ont
le secret, elle est contente de savoir qu’elle a de nouveaux amis au Canada :
des personnes qui ont une forme de dette envers elle, promise à ses parents, de
l’aider si le pire venait à arriver… Sa meilleure amie vit à Ottawa où elle est
mariée à un Rwandais qui travaille au pays. Elle me dit qu’il y a quelques
jours, avant même d’avoir quelconque signal de notre rencontre d’aujourd’hui,
elle rêvait de venir étudier au Canada.
Pas de larmes ou de grands émois, mais sa joie était
difficile à contenir quand je lui ai remis quelques photos que j’avais d’elle,
bébé. Les seules qu’elle possèdera sans doute. « C’est moi? Comme j’étais mignonne ».
Et puis ces lettres entre ses mains, écrites par sa mère et adressées à sa « sœur »
Geneviève. « J’ai exactement la même écriture que ma mère! »
disait-elle. Preuve que la génétique a un grand cœur!
Avec Victor et Annelyse on s’est promis de se revoir
quelques jours après quand on rentrera sur Kigali. Promesse tenue, elle a pris
une journée pour nous faire visiter Kigali et nous aider à acheter les
souvenirs pour Geneviève et les trois sœurs de Victor restées au Québec.
Entretemps, elle avait déjà fait son passeport et nourrit l’espoir de venir
étudier prochainement au Québec pour y faire sa maitrise en Finances. Je lui ai
remis hier une lettre d’invitation qui devrait l’aider à obtenir un visa de
touriste pour le voyage exploratoire qu’elle envisage.
Pourquoi Annelyse rêve-t-elle du Canada? Est-ce que je fais
bien de soutenir ses espoirs? Le Rwanda est maintenant un pays sécuritaire où
les femmes sont respectées. À première vue, sa situation est plutôt belle à
Kigali. Oui, le taux de chômage est très élevé dans ce pays et la grande
majorité de milliers de motos taxis à Kigali sont diplômés d’université. Mais
qu’est-ce que Montréal pourrait lui apporter qu’elle n’a pas ici? Elle devra
sans doute trouver ses propres réponses. Pourquoi ne pourrait-elle pas rêver de
voyager comme mes filles l’ont fait? Comme Victor a la chance aujourd’hui de
fouler le sol d’un pays d’Afrique. Au final, je suis heureux de voir qu’avec ce
passé qui l’a plusieurs fois trahi, elle ait encore foi dans cette vie.
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