22.2.20

Annelyse, trouvée enfin


On la recherchait depuis avril 1994. Non sans relâche bien sûr, mais quand même intensément après le génocide lorsqu’on a appris la mort de ses parents et de sa petite sœur. Puis occasionnellement, quand on reprenait contact avec des rwandais. Ou encore de temps à autres avec Facebook dont les tentacules se rendent jusqu’au Rwanda. J’ai apporté avec moi dans ce voyage les quelques photos d’elle et de ses parents qu’on avait à la maison. Sa mère Adrienne et son père Martin, ont été nos meilleurs amis ici au Rwanda. Adrienne et Geneviève se sont rapidement attachées l’une à l’autre. Martin lui, vivait à Butare où il étudiait la médecine. On le voyait donc moins souvent. On a partagé de nombreuses soirées ensembles. Chez-eux ou chez-nous? Comme on s’invite simplement entre bons amis. Je me souviens d’avoir appris à Martin comment conduire avec une transmission manuelle. Ou encore, les débuts de soirée à la buvette avec lui et le docteur Jean-Marie notre voisin, les brochettes de chèvres. Et Adrienne toujours souriante, secrétaire du grand patron, qu’on voyait chaque matin au travail. Elle avait demandé à Geneviève d’être marraine de la petite sœur d’Annelyse. L’amitié, mais comment oublier des phrases tragiques prononcées vers la fin imprévue de notre séjour. Comme celles-ci : « Avec cette guerre qui approche, quand vous partirez, on va tous nous tuer, nous les tutsis. Y’a des listes qui existent et on sait qui les fabriquent »; ou encore « Geneviève, en partant stp apporte Annelyse avec toi, au moins elle, pourra être sauvée »; Bien sûr on n’y a pas cru, même si on ressentait déjà la haine qui couvait. Et pourtant, les massacres ont eu lieu et n’ont pas épargné le coin où ils vivaient, tout près de Nyanza, la capitale où les rois tutsis trônaient il y a moins d’un siècle. Le docteur, mon voisin, avec qui j’ai pris des bières, aurait été complice selon ce que j’en sais.

On savait qu’Annelyse avait survécu. Que sa petite sœur était morte à l’orphelinat, de malnutrition. Qu’elle vivait avec sa tante, la sœur de Martin quelque part à Kigali. On entendait des rumeurs. On a bien essayé d’envoyer un paquet pour elle via Antoinette, une amie rwandaise, qui partait retrouver une petite sœur traumatisée par les événements.

Et puis voilà, hier soir, grâce à Dieu-Donné, un élève à qui j’ai enseigné à Gatagara, je l’ai retrouvée. Victor et moi étions au restaurant quand il me l’a appris. Quelques secondes plus tard, j’avais une photo d’elle. Aurais-je dû essayer plus fort avant? L’image sur mon iPhone illustrait une jeune femme forte. Pourquoi voudrait-elle nous rencontrer? Elle acceptait déjà d’établir contact avec moi. Quelques secondes plus tard, j’avais son numéro WhatsApp et on s’écrivait. La magie de l’Internet venait d’opérer recollant deux histoires tellement opposées. Rendez-vous demain Chez Lando à l’hôtel où Victor et moi logeons.

J’ai choisi de loger chez Lando durant notre séjour à Kigali, non par hasard. Cet hotel qui existait à l’époque tient le nom d’un homme modéré tutsi qui a tenté suite aux accords d’Arusha d’aider à la réconciliation de son pays. Il a tenu durant quelques mois la position de ministre de la justice dans le gouvernement transitoire durant le désormais échec du processus de paix. Lando, de son vrai nom Ndasingwa Landoald a été assassiné ainsi que sa famille le 7 avril 1994 au tout début du génocide. Il était marié à une canadienne, madame Hélène Pinsky. Cet hotel a toujours été un point de ralliement pour les expatriés, notamment canadiens. C’est donc là, le lendemain vers midi, habillée dans son costume d’agent d’assurances qu’Annelyse a gentiment répondu au barrage de questions que je lui posais. Elle est arrivée en moto-taxi durant sa pose du diner. 28 ans, parfaitement trilingue, bachelière avec un bon emploi, pas de fiancé ou de copain, elle garde la tête froide, me disait-elle.. Annelyse vit chez sa tante Jeanne d’Arc, la sœur d’Adrienne, et ses deux filles qu’elle considère comme sa famille. Toute en retenue comme seuls les rwandaises en ont le secret, elle est contente de savoir qu’elle a de nouveaux amis au Canada : des personnes qui ont une forme de dette envers elle, promise à ses parents, de l’aider si le pire venait à arriver… Sa meilleure amie vit à Ottawa où elle est mariée à un Rwandais qui travaille au pays. Elle me dit qu’il y a quelques jours, avant même d’avoir quelconque signal de notre rencontre d’aujourd’hui, elle rêvait de venir étudier au Canada.

Pas de larmes ou de grands émois, mais sa joie était difficile à contenir quand je lui ai remis quelques photos que j’avais d’elle, bébé. Les seules qu’elle possèdera sans doute. « C’est moi? Comme j’étais mignonne ». Et puis ces lettres entre ses mains, écrites par sa mère et adressées à sa « sœur » Geneviève. « J’ai exactement la même écriture que ma mère! » disait-elle. Preuve que la génétique a un grand cœur!

Avec Victor et Annelyse on s’est promis de se revoir quelques jours après quand on rentrera sur Kigali. Promesse tenue, elle a pris une journée pour nous faire visiter Kigali et nous aider à acheter les souvenirs pour Geneviève et les trois sœurs de Victor restées au Québec. Entretemps, elle avait déjà fait son passeport et nourrit l’espoir de venir étudier prochainement au Québec pour y faire sa maitrise en Finances. Je lui ai remis hier une lettre d’invitation qui devrait l’aider à obtenir un visa de touriste pour le voyage exploratoire qu’elle envisage.

Pourquoi Annelyse rêve-t-elle du Canada? Est-ce que je fais bien de soutenir ses espoirs? Le Rwanda est maintenant un pays sécuritaire où les femmes sont respectées. À première vue, sa situation est plutôt belle à Kigali. Oui, le taux de chômage est très élevé dans ce pays et la grande majorité de milliers de motos taxis à Kigali sont diplômés d’université. Mais qu’est-ce que Montréal pourrait lui apporter qu’elle n’a pas ici? Elle devra sans doute trouver ses propres réponses. Pourquoi ne pourrait-elle pas rêver de voyager comme mes filles l’ont fait? Comme Victor a la chance aujourd’hui de fouler le sol d’un pays d’Afrique. Au final, je suis heureux de voir qu’avec ce passé qui l’a plusieurs fois trahi, elle ait encore foi dans cette vie.

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