22.1.20

Les jours suivants : Judith et Bertrand, et puis Sandrine et Berthin

Judith a été tellement surprise alors que vendredi dernier je lui annonçais par WhatsApp qu’on allait se revoir au Rwanda. Après toutes ces années! Et qui nous attendaient hier quand épuisés Victor et moi sommes sortis de l’aéroport de Kigali? Elle et Bertrand assis sur un banc, tranquilles, avec un bouquet de roses orangées et des sourires pour nous accueillir.

Judith Nyirakamana nous appelle parfois ses parents, Geneviève et moi. Une façon de dire qu’elle nous aime beaucoup je crois. Nous aussi. L’autre jour elle me remerciait d’aimer les pauvres. Que Dieu me le rendrait au centuple! Par WhatsApp, depuis quelques années Judith Nyirikamana et moi échangeons des bonjour-bonjours régulièrement. Son fils ainé, Bertrand 28 ans, m’a retrouvé par Facebook il y a quelques années et depuis on reste en contact. Il m’en veut encore d’avoir cette vielle photo de profil marchant de dos dans les rues de Pascuales en Équateur. Geneviève et moi aidons Judith, chaque mois, en lui transférant les sous qu’il lui faut pour payer son loyer. Cette toute petite somme d’aide envoyée me fait du bien, même si je sais fort bien qu’elle constitue une goutte d’eau dans l’océan des luttes qui se jouent chaque jour dans ce pays.

Geneviève et moi connaissons Judith depuis le premier jour où nous avons mis les pieds à Gatagara, au début janvier 1992. Je crois qu’on pleurait (sans blague) tous les deux en plein choc culturel en train de nettoyer la maison qu’on allait habiter au début de notre séjour en Afrique et en brousse. Réaliser le rêve de partir enseigner au Rwanda avait un prix émotif qu’il a fallu payer dès l’arrivée. Elle a cogné à notre porte pour nous faire comprendre qu’elle venait aider. Quelques minutes plus tard, elle frottait en chantant. Judith venait de se trouver un boulot et des amis pour la vie. Et notre attachement réciproque a résisté à l’éloignement, aux années et à la guerre.

Judith, c’est une sorte de héro. Elle doit faire à peine 5 pieds et elle est toute ronde. Dans ce pays, une femme qui porte des kilos en trop est forcément riche! C’est qu’elle mange bien. Pas Judith. Elle rit toujours, par contre, surtout avec ses yeux. Pour la connaître, il faut bien comprendre deux expressions rwandaises : « À gauche, à dloite » et Pas des plobrèmes ». C’est comme ça qu’elle dit inversant les « l » et les « r », comme tous les rwandais le font encore quand ils parlent le français.

À gauche, à droite, mais pas de problème

C’est de cette façon, ici, qu’on nomme l’activité qui consiste à vivre au jour le jour. Quand on ne possède pas une maison à Kigali ou dans une grande ville du Rwanda, ou pas même un petit champ à cultiver, et qu’on n’a pas un travail régulier, on cherche à gauche à droite pour boucler la journée, la semaine et le mois sans tomber malade, en protégeant les siens le mieux possible. Judith trouve à gauche, à droite tous les petits moyens pour être une bonne mère des trois enfants qu’elle a mis au monde, avec trois pères (géniteurs plutôt) différents. Sa vie n’a jamais été facile, mais devant chaque immense difficulté qu’elle a vécue, elle a le plus souvent dit : Pas de problème. Née à Gatagara en pleine campagne rwandaise, elle avait déjà Bertrand quand on l’a connue. Elle était joyeuse dans sa vie de jeune maman, même si le père n’y était dèjà plus. Erreur de jeunesse? Chez-nous, elle avait un bon travail, son fils allait bien. Elle aidait sa famille chez qui elle vivait encore. Elle voulait tant retourner à l’école pour se faire une belle vie. On l’a aidé. Mais, son rêve a duré moins d’une année interrompue par l’explosion de cette bombe haineuse qui attendait d’éclater depuis plusieurs années.

25 ans plus tard

On s’est perdus de vue suite à notre départ. Mais voici en bref l’histoire de ses 25 dernières années. Après s’être cachée dans les bois au moment des massacres à Gatagara en avril 1994, elles ont réussi avec Bertrand, quelques sœurs et sa maman à embarquer dans un camion militaire de l’armée rwandaise qui se dirigeait vers le Congo à Bukavu. Comment? Parce qu’elles connaissaient un des militaires de l’armée rwandaise dans le camion, fiancé à une sœur ainée de Judith qui vivait à Kigali. Judith et sa famille étaient hutus. On ne dit plus cela. Pourquoi étaient-ils des cibles? Pourquoi son père a t’il été assassiné durant ces jours-la? Ce ne sera peut-être jamais clair pour moi. Même si Judith m’a raconté ces tristes événements en détails, il y a des questions qu’il vaut mieux garder pour soi. Il faut comprendre ici que le pouvoir avait déjà changé à Kigali. Il était désormais dans les mains du Général Kagame et de son armée de rebelles. La majorité des massacres avaient déjà générer l’horreur. Ces camions qui fuyaient et qui ont pu sauver Judith étaient ceux des militaires de l’armée défaite qui fuyaient avant les représailles liées à leurs actes.

Dans le camp de réfugiés en RDC où elle vivait dans des conditions de peur et de salubrité immondes, Judith a dû laisser Bertrand avec sa grand-mère durant quelques mois pour trouver du boulot à Bukavu. Travaillante sans limite, il fallait qu’elle trouve comment aider sa famille en gagner un peu d’argent. Déjà des mois qu’ils y étaient sans espoir de retour au pays à court terme. Dans ces camps, les autorités avaient choisi de regrouper les gens en fonction de leur commune d’origine au Rwanda. Judith et sa famille vivait avec ceux provenant de Gitarama. Cette approche de regroupement a eu pour effet positif de donner des repères à des âmes en détresse. Mais elle a aussi permis de perpétrer les sentiments de haine et de méfiance entre voisins. Il faut comprendre que ce ne sont pas seulement que les victimes qui ont fui dans ces camps, de nombreux bourreaux s’y sont également cachés, se fondant dans la foule et dans le chaos qui régnait. Rappelez-vous, le général Dallaire, les forces de la mission turquoise, la honte internationale et l’inaction générale.

Après quelques mois, Judith a rencontré le père de Sandrine à Bukavu. Il était de la même commune de Gitarama et, selon Judith, il allait être riche un jour en rentrant au Rwanda. Peu après, la voilà enceinte et espérant, n’étant plus assez naïve pour rêver, des jours meilleurs pour elle et Bertrand. Les mois ont passés où elle fut déchirée entre la vie avec cet homme et une famille qu’elle avait laissée au camp de réfugiés. Au début, elle accepta que cet homme ne veuille pas se faire imposer la présence de ce fils de trois ans né d’une autre union. Bertrand resta donc au camp durant de longs mois. Près de deux ans plus tard, après leur sauve qui peut, la sécurité dans ce pays meurtri permettra leur retour. Le père du bébé, nommée Sandrine n’acceptera pas que Bertrand vive avec eux au Rwanda. Judith, prends alors la décision de fuir cet homme et d’entrer à Kigali avec Bertrand et Sandrine, toute nouvelle dans ce monde.

Les années qui ont suivis ont été meilleures pour Judith et les siens, Elle trouve enfin un boulot stable chez un couple de coopérants hollandais en mission à Kigali. Elle profite, comme tant de rwandais, des progrès de cette ville qui revendique aujourd’hui le titre de capitale africaine la plus sécuritaire. Après ces années de guerre, la sécurité n’a pas de prix ici.  Les années passent et voilà que Judith rencontre un type qui deviendra le père de son troisième enfant. Ensemble, ils réussiront à acheter un petit terrain et à se construire une petite maison à Kigali.  Berthin, son troisième enfant, viendra au monde au printemps 2006 alors que les choses commencent encore à mal tourner dans la maison. Le père est alors alcoolique et violent. Judith doit une fois de plus fuir avec ses enfants. Elle a appris plus tard que l’homme avait vendu la maison pour 7M FRW (7000 USD) et gardé tout le profit de la vente. Pour sa part, avec Bertrand, ils réussiront à lui arracher l’équivalent de quelques centaines de dollars.

Et maintenant

Aujourd’hui, Bertrand vit aujourd’hui tout seul aussi dans ce même mode « à gauche, à droite » tout près de chez Judith à Kigali, dans le quartier de Gisozi. Il tient un petit kiosque où il revend des chaussures de sports pour en tirer au moins 1000FRW par jour (1 USD).  Sandrine est encore aux études et vit le plus souvent chez son père qui a coupé les liens avec Judith. Berthin est dans un pensionnat loin de Kigali où il continue ses études secondaires. Judith n’a pas de travail pour l’instant et malgré tout cela, « pas de problème ». Elle trouve le minimum en cherchant « à gauche à droite ». Elle est la femme rwandaise typique de la majorité. Comme celles qui luttent chaque jour et qui rêvent de jours meilleurs, pas tant pour elles, mais pour leurs nombreux enfants. Ici les femmes pauvres en campagne ont encore souvent 5 ou 6 enfants.

Tous ces moments partagés avec elle et Bertrand, la visite que nous avons fait à l’école de Berthin, ainsi que la rencontre qu’on aura avec Sandrine m’ont remis les pieds bien sur terre dans ce pays. Puis l’après-midi passé à Gatagara dans la maison familiale à rencontrer sa mère, ses frères et sœurs, neveux et nièces ont été des moments d’amitié sincère. Ma nostalgie fait place à un espoir réel que ce pays et ses dirigeants entraineront la population vers des jours meilleurs. Judith n’aura pas eu la chance des vivres les plus beaux chapitres de la grande histoire du Rwanda, mais elle peut continuer à espérer le mieux pour les siens.

Des photos du voyage: https://www.instagram.com/ypoire/?hl=fr

Aucun commentaire:

Publier un commentaire