Judith Nyirakamana nous appelle parfois ses parents, Geneviève
et moi. Une façon de dire qu’elle nous aime beaucoup je crois. Nous aussi. L’autre
jour elle me remerciait d’aimer les pauvres. Que Dieu me le rendrait au centuple!
Par WhatsApp, depuis quelques années Judith Nyirikamana et moi échangeons des bonjour-bonjours
régulièrement. Son fils ainé, Bertrand 28 ans, m’a retrouvé par Facebook il y a
quelques années et depuis on reste en contact. Il m’en veut encore d’avoir
cette vielle photo de profil marchant de dos dans les rues de Pascuales en
Équateur. Geneviève et moi aidons Judith, chaque mois, en lui transférant les
sous qu’il lui faut pour payer son loyer. Cette toute petite somme d’aide envoyée
me fait du bien, même si je sais fort bien qu’elle constitue une goutte d’eau
dans l’océan des luttes qui se jouent chaque jour dans ce pays.
Geneviève et moi connaissons Judith depuis le premier jour où
nous avons mis les pieds à Gatagara, au début janvier 1992. Je crois qu’on pleurait
(sans blague) tous les deux en plein choc culturel en train de nettoyer la
maison qu’on allait habiter au début de notre séjour en Afrique et en brousse. Réaliser
le rêve de partir enseigner au Rwanda avait un prix émotif qu’il a fallu payer dès
l’arrivée. Elle a cogné à notre porte pour nous faire comprendre qu’elle venait
aider. Quelques minutes plus tard, elle frottait en chantant. Judith venait de
se trouver un boulot et des amis pour la vie. Et notre attachement réciproque a
résisté à l’éloignement, aux années et à la guerre.
Judith, c’est une sorte de héro. Elle doit faire à peine 5
pieds et elle est toute ronde. Dans ce pays, une femme qui porte des kilos en
trop est forcément riche! C’est qu’elle mange bien. Pas Judith. Elle rit toujours,
par contre, surtout avec ses yeux. Pour la connaître, il faut bien comprendre
deux expressions rwandaises : « À gauche, à dloite » et Pas des
plobrèmes ». C’est comme ça qu’elle dit inversant les « l » et
les « r », comme tous les rwandais le font encore quand ils parlent le
français.
À gauche, à droite, mais pas de problème
C’est de cette façon, ici, qu’on nomme l’activité qui
consiste à vivre au jour le jour. Quand on ne possède pas une maison à Kigali
ou dans une grande ville du Rwanda, ou pas même un petit champ à cultiver, et qu’on
n’a pas un travail régulier, on cherche à gauche à droite pour boucler la
journée, la semaine et le mois sans tomber malade, en protégeant les siens le
mieux possible. Judith trouve à gauche, à droite tous les petits moyens pour être
une bonne mère des trois enfants qu’elle a mis au monde, avec trois pères (géniteurs
plutôt) différents. Sa vie n’a jamais été facile, mais devant chaque immense
difficulté qu’elle a vécue, elle a le plus souvent dit : Pas de problème.
Née à Gatagara en pleine campagne rwandaise, elle avait déjà Bertrand quand on
l’a connue. Elle était joyeuse dans sa vie de jeune maman, même si le père n’y
était dèjà plus. Erreur de jeunesse? Chez-nous, elle avait un bon travail, son
fils allait bien. Elle aidait sa famille chez qui elle vivait encore. Elle voulait
tant retourner à l’école pour se faire une belle vie. On l’a aidé. Mais, son rêve
a duré moins d’une année interrompue par l’explosion de cette bombe haineuse
qui attendait d’éclater depuis plusieurs années.
25 ans plus tard
On s’est perdus de vue suite à notre départ. Mais voici en bref
l’histoire de ses 25 dernières années. Après s’être cachée dans les bois au
moment des massacres à Gatagara en avril 1994, elles ont réussi avec Bertrand, quelques
sœurs et sa maman à embarquer dans un camion militaire de l’armée rwandaise qui
se dirigeait vers le Congo à Bukavu. Comment? Parce qu’elles connaissaient un
des militaires de l’armée rwandaise dans le camion, fiancé à une sœur ainée de
Judith qui vivait à Kigali. Judith et sa famille étaient hutus. On ne dit plus
cela. Pourquoi étaient-ils des cibles? Pourquoi son père a t’il été assassiné
durant ces jours-la? Ce ne sera peut-être jamais clair pour moi. Même si Judith
m’a raconté ces tristes événements en détails, il y a des questions qu’il vaut
mieux garder pour soi. Il faut comprendre ici que le pouvoir avait déjà changé
à Kigali. Il était désormais dans les mains du Général Kagame et de son armée
de rebelles. La majorité des massacres avaient déjà générer l’horreur. Ces
camions qui fuyaient et qui ont pu sauver Judith étaient ceux des militaires de
l’armée défaite qui fuyaient avant les représailles liées à leurs actes.
Dans le camp de réfugiés en RDC où elle vivait dans des conditions
de peur et de salubrité immondes, Judith a dû laisser Bertrand avec sa
grand-mère durant quelques mois pour trouver du boulot à Bukavu. Travaillante
sans limite, il fallait qu’elle trouve comment aider sa famille en gagner un
peu d’argent. Déjà des mois qu’ils y étaient sans espoir de retour au pays à
court terme. Dans ces camps, les autorités avaient choisi de regrouper les gens
en fonction de leur commune d’origine au Rwanda. Judith et sa famille vivait avec
ceux provenant de Gitarama. Cette approche de regroupement a eu pour effet
positif de donner des repères à des âmes en détresse. Mais elle a aussi permis
de perpétrer les sentiments de haine et de méfiance entre voisins. Il faut
comprendre que ce ne sont pas seulement que les victimes qui ont fui dans ces
camps, de nombreux bourreaux s’y sont également cachés, se fondant dans la
foule et dans le chaos qui régnait. Rappelez-vous, le général Dallaire, les
forces de la mission turquoise, la honte internationale et l’inaction générale.
Après quelques mois, Judith a rencontré le père de Sandrine
à Bukavu. Il était de la même commune de Gitarama et, selon Judith, il allait être
riche un jour en rentrant au Rwanda. Peu après, la voilà enceinte et espérant, n’étant
plus assez naïve pour rêver, des jours meilleurs pour elle et Bertrand. Les
mois ont passés où elle fut déchirée entre la vie avec cet homme et une famille
qu’elle avait laissée au camp de réfugiés. Au début, elle accepta que cet homme
ne veuille pas se faire imposer la présence de ce fils de trois ans né d’une
autre union. Bertrand resta donc au camp durant de longs mois. Près de deux ans
plus tard, après leur sauve qui peut, la sécurité dans ce pays meurtri permettra
leur retour. Le père du bébé, nommée Sandrine n’acceptera pas que Bertrand vive
avec eux au Rwanda. Judith, prends alors la décision de fuir cet homme et d’entrer
à Kigali avec Bertrand et Sandrine, toute nouvelle dans ce monde.
Les années qui ont suivis ont été meilleures pour Judith et
les siens, Elle trouve enfin un boulot stable chez un couple de coopérants
hollandais en mission à Kigali. Elle profite, comme tant de rwandais, des
progrès de cette ville qui revendique aujourd’hui le titre de capitale
africaine la plus sécuritaire. Après ces années de guerre, la sécurité n’a pas
de prix ici. Les années passent et voilà
que Judith rencontre un type qui deviendra le père de son troisième enfant. Ensemble,
ils réussiront à acheter un petit terrain et à se construire une petite maison
à Kigali. Berthin, son troisième enfant,
viendra au monde au printemps 2006 alors que les choses commencent encore à mal
tourner dans la maison. Le père est alors alcoolique et violent. Judith doit une
fois de plus fuir avec ses enfants. Elle a appris plus tard que l’homme avait
vendu la maison pour 7M FRW (7000 USD) et gardé tout le profit de la vente. Pour
sa part, avec Bertrand, ils réussiront à lui arracher l’équivalent de quelques
centaines de dollars.
Et maintenant
Et maintenant
Aujourd’hui, Bertrand vit aujourd’hui tout seul aussi dans
ce même mode « à gauche, à droite » tout près de chez Judith à
Kigali, dans le quartier de Gisozi. Il tient un petit kiosque où il revend des chaussures
de sports pour en tirer au moins 1000FRW par jour (1 USD). Sandrine est encore aux études et vit le plus
souvent chez son père qui a coupé les liens avec Judith. Berthin est dans un pensionnat
loin de Kigali où il continue ses études secondaires. Judith n’a pas de travail
pour l’instant et malgré tout cela, « pas de problème ». Elle trouve le
minimum en cherchant « à gauche à droite ». Elle est la femme rwandaise
typique de la majorité. Comme celles qui luttent chaque jour et qui rêvent de
jours meilleurs, pas tant pour elles, mais pour leurs nombreux enfants. Ici les
femmes pauvres en campagne ont encore souvent 5 ou 6 enfants.
Tous ces moments partagés avec elle et Bertrand, la visite
que nous avons fait à l’école de Berthin, ainsi que la rencontre qu’on aura
avec Sandrine m’ont remis les pieds bien sur terre dans ce pays. Puis l’après-midi
passé à Gatagara dans la maison familiale à rencontrer sa mère, ses frères et sœurs,
neveux et nièces ont été des moments d’amitié sincère. Ma nostalgie fait place
à un espoir réel que ce pays et ses dirigeants entraineront la population vers
des jours meilleurs. Judith n’aura pas eu la chance des vivres les plus beaux
chapitres de la grande histoire du Rwanda, mais elle peut continuer à espérer
le mieux pour les siens.
Des photos du voyage: https://www.instagram.com/ypoire/?hl=fr
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