C’est lui qui m’a loué la voiture. Nos routes se sont
croisées par hasard. En fait, elles s’étaient possiblement croisées il y a 27
ans. Gabriel était comme les autres gamins de son âge quand ils voyaient
arriver une rare voiture qui passait à travers Nyanza, où il grandissait, il
essayait chaque fois de la suivre en courant.
J’ai dû passer devant chez lui, à l’époque, des dizaines de
fois avec Geneviève en allant au marché ou pour faire un appel au Canada. Je ne
sais pas pourquoi, mais Gabriel et moi avons eu une de ses rares rencontres.
Une sorte de connexion amicale soudaine. Après s’être entendus sur les
conditions de location de la voiture, Victor et moi l’avons invité à luncher
avec nous. Et nous avons eu cette belle discussion à propos de l’histoire de
son pays. Une sorte d’introduction au Rwanda 2.0. Et puis voilà, salut Gabriel.
Quel chic type se disait-on Victor et moi.
Puis, durant les trois dernières semaines, on a parlé par
WhatsApp et on s’est vu quelques fois, lors de nos passages à Kigali, à propos
de la voiture. Avec toujours cette même chimie plutôt rare.
Ce matin, dernier jour du voyage, je lui remettais les clés
de la voiture de sa femme qu’il nous a loué. J’imaginais cette dernière journée
tranquille à faire les bagages, à dire au revoir à ce pays avec lequel je me
suis remis en paix. Terminé les émotions croyais-je.
« Gabriel, as-tu le temps pour un café? ». Bien
sûr qu’il a dit oui. Ici les gens n’ont pas la même pression du temps. Et sans
m’y attendre, comme ça, il m’a ramené en avril 1994. Je savais qu’il était
tutsi, qu’il avait tout perdu, ses parents, ses frères et sœurs. À onze ans.
Dès nos premières discussions, il m’avait corrigé. Alors que j’étais mal à
l’aise à prononcer le mot génocide, je parlais de guerre. « Yves, ce
n’était pas la guerre. La guerre c’est quand deux armées s’affrontent. Nous, on
ne s’est pas battus. On a été exterminé, voilà tout. Tu sais que 90% des tutsis
de l’époque ont été tués durant ce génocide».
Voici son histoire qu’il m’a raconté ce matin, durant plus d’une heure, que je m’empresse d’écrire afin de ne pas oublier. Mise en garde : C'est histoire est horrible. Les détails sont difficile à lire, et encore plus à écrire.
Voici son histoire qu’il m’a raconté ce matin, durant plus d’une heure, que je m’empresse d’écrire afin de ne pas oublier. Mise en garde : C'est histoire est horrible. Les détails sont difficile à lire, et encore plus à écrire.
Il s’en souvient, c’était le 24 avril 1994, l’avion du
président Habyarimana est déjà tombé et Kigali frappée par l’horreur depuis déjà
près de deux semaines. La tache de sang créé par le génocide s’étend graduellement
vers les campagnes du Rwanda. Elle touchera Nyanza ce jour-là. Gabriel est avec
son oncle quand les soldats rwandais les interpellent. Il est 17 heures
environ. Les soldats demandent à l’oncle de montrer sa carte d’identité.
Naïvement, il la présente.
-
« Mais tu es tutsi. C’est toi qui as
descendu l’avion du président. » lui demandent ces soldats.
-
« Non, mais voyons, je n’ai jamais même
touché un fusil. Je vis ici à Nyanza » répond l’oncle de Gabriel
-
« Alors ce son tes frères, tu dois mourir.
Et le petit serpent aussi »
Sous les yeux de Gabriel, les soldats commencent à frapper
l’oncle. Avec des gants et des bottes cloutés, ils l’ont battu sans pitié à
plusieurs avant de le laisser blessé étendu au sol. Après le départ des
soldats, et puisqu’il ne pouvait plus marcher, l’oncle a dit à Gabriel :
-
« Va, prends ces 5000 FRW et
enfuis-toi! ». Cet argent contribuera à lui sauver la vie.
Avec la moitié de la somme qu’avait l’oncle Gabriel a fui paniqué
vers Ruhango. À 11 ans dans le noir commençait les jours les plus difficiles de
sa vie. Il a marché durant quelques heures jusqu’à l’entrepôt d’une grande
entreprise de production gas. Le gardien lui a déconseillé d’entrer. Ce n’était
le repère sécuritaire qu’il espérait. Dans sa tête d’enfant, ça aurait dû l’être.
L’homme l’a quand même laissé dormir à côté de lui. Le matin, il a vu une
trentaine de jeunes filles arriver en camion pour être livrées aux mains des
soldats qui squattaient l’entrepôt. Gabriel a eu peur et s’est enfuit. Son
témoignage me trouble, je l’arrête. « Gabriel, je me sens mal de te faire
revivre cette douleur, ne le fais pas pour moi ». « Non Yves, il faut
que j’en parle, ça me fait du bien. Et toi après, tu pourras témoigner de ce
qui a été fait à mes frères » me dit-il. Difficile de contenir mes
émotions. Comment fait-il pour vivre avec ce passé? Et lui, il continue à
raconter son souvenir sans broncher. Un vieux proverbe rwandais raconte qu’ici
au Rwanda, les hommes aussi pleurent, sauf que les larmes coulent par
l’intérieur. Mes yeux à moi sont à l’eau.
Plus tard sur la route, Gabriel a revu le camion, désormais
rempli des corps de ces mêmes jeunes filles. Il me semble inhumain que la vie
puisse jeter plus d’horreur aux yeux de ce jeune garçon, et pourtant voilà. Son
cauchemar s’est poursuivi. Il aire sur la route principale ne sachant où aller.
Une femme finit par l’aider comme elle peut. Elle le sait en danger et lui
donnera de vieux vêtements, puis entourera son coup d’un collier de verdure,
des branches souples comme celles qu’arboraient les bourreaux du moment. Il
continue sa route déguisé jusqu’à ce qu’une autre femme l’interpelle.
-
« Que fais-tu là, on va te tuer si tu
restes ici » dit-elle.
-
« Madame, je ne sais pas où aller. Je peux
aller chez-vous ? » l’implore
Gabriel.
-
« Non jamais, si tu viens mon mari va te
tuer. »
-
« Mais j’ai de l’argent!»
-
« Quoi, toi tu as de l’argent? »
La dame l’emmènera chez-eux où il voit d’abord le père, avec une machette
ensanglantée à la main. À ce moment, Gabriel me dit que non seulement tuait-on
les gens, on abattait aussi leurs vaches. Pour les manger. Le père finira par
exiger que Gabriel lui remette toute la somme, ce qu’il a dû faire après avoir
perdu la négociation voulant qu’il en garde un peu. Il ne comprend toujours pas
comment il a pu rester en vie protégé par cette famille ennemie. Il se rappelle
nuits horribles où les enfants étaient malades au lit, incapables de digérer
toute cette viande qu’ils avalaient. Il faut savoir que les rwandais vivant en
campagne mangent, encore aujourd’hui, de la viande qu’une fois ou deux par
année. Puis, sans qu’il ne comprenne pourquoi, un matin le père lui ordonne de
quitter. Encore une fois seul à la rue, il finira par être aidé par quelques
vieillards qui l’amèneront jusqu’à une église des adventistes. Ces derniers lui
disent qu’il doit partir s’il veut rester en vie. Ce à quoi il répond, qu’il ne
veut plus vivre. Qu’il n’en peut plus. Pour quelques jours il gardera les
vaches de quelques familles. Terrorisés en permanence par la violence qui
continue à briser des vies, Gabriel tente tant bien que mal de se cacher le
visage aux traits à risques. La guerre est belle et bien engagée à ce moment, et
les forces du FPR, du nouveau pouvoir sont en marche. Après avoir pris Kigali,
ils continuent de chasser l’armée rwandaise et font graduellement cesser ces
massacres. Gabriel ne le sait pas encore.
Des gens sans cœur finiront par le dénoncer et Gabriel sera
amené dans un endroit où il comprend que ce sera la fin. Une cinquantaine des
personnes dans la salle avec lui, surtout des femmes, debout devant leur sort.
Les armes feront le reste. Par miracle, ou peut-être parce que sa petite taille
lui a épargné les balles, Gabriel s’est retrouvé couché par terre avec le corps
d’une femme sur le sien. Il restera immobile pendant des heures. Puis il se
lèvera croyant les tueurs partis. En sortant il croisera un homme ivre, qui le
prendra pour un fantôme croyant qu’il ne restait plus de vie à l’intérieur.
Finalement, j’oublie combien d’heures ou de jours plus tard,
Gabriel sera sauvé par l’armée du FPR qui en prendra soin de le diriger vers de
l’aide qui a tant bien que mal finit par produire ce gentil géant, père de
trois ou quatre enfants, marié à une rescapée du génocide, qui a elle aussi subie
des traumatismes inimaginables.
Ces quelques heures avec Gabriel ont corrigé la perception
de surface que j’avais ce matin en me levant, croyant que grâce à ce voyage, j’avais
fait mon deuil face à ce terrible génocide. Non, loin de là, on ne mesurera probablement
jamais l’ampleur de l’horreur que l’humanité a laissé faire durant le mois d’avril
1994 au Rwanda. L’histoire de Gabriel n’en est qu’une parmi des millions d’autres
vécues au Rwanda.
Quelques heures après qu’on se soit laissés, Gabriel m’a
réécrit, nous offrant à Victor et moi un tour guidé de son Kigali adoptif. Juste
comme ça, gratuitement me dit-il. C’est ainsi qu’ont filé les dernières heures
de notre voyage au Rwanda, avec celui que je peux maintenant appeler mon ami Gabriel,
le gentil géant. Un de mes préférés contacts dans WhatsApp!
Y