22.2.20

Gabriel, le gentil géant.


C’est lui qui m’a loué la voiture. Nos routes se sont croisées par hasard. En fait, elles s’étaient possiblement croisées il y a 27 ans. Gabriel était comme les autres gamins de son âge quand ils voyaient arriver une rare voiture qui passait à travers Nyanza, où il grandissait, il essayait chaque fois de la suivre en courant.

J’ai dû passer devant chez lui, à l’époque, des dizaines de fois avec Geneviève en allant au marché ou pour faire un appel au Canada. Je ne sais pas pourquoi, mais Gabriel et moi avons eu une de ses rares rencontres. Une sorte de connexion amicale soudaine. Après s’être entendus sur les conditions de location de la voiture, Victor et moi l’avons invité à luncher avec nous. Et nous avons eu cette belle discussion à propos de l’histoire de son pays. Une sorte d’introduction au Rwanda 2.0. Et puis voilà, salut Gabriel. Quel chic type se disait-on Victor et moi.

Puis, durant les trois dernières semaines, on a parlé par WhatsApp et on s’est vu quelques fois, lors de nos passages à Kigali, à propos de la voiture. Avec toujours cette même chimie plutôt rare.

Ce matin, dernier jour du voyage, je lui remettais les clés de la voiture de sa femme qu’il nous a loué. J’imaginais cette dernière journée tranquille à faire les bagages, à dire au revoir à ce pays avec lequel je me suis remis en paix. Terminé les émotions croyais-je.

« Gabriel, as-tu le temps pour un café? ». Bien sûr qu’il a dit oui. Ici les gens n’ont pas la même pression du temps. Et sans m’y attendre, comme ça, il m’a ramené en avril 1994. Je savais qu’il était tutsi, qu’il avait tout perdu, ses parents, ses frères et sœurs. À onze ans. Dès nos premières discussions, il m’avait corrigé. Alors que j’étais mal à l’aise à prononcer le mot génocide, je parlais de guerre. « Yves, ce n’était pas la guerre. La guerre c’est quand deux armées s’affrontent. Nous, on ne s’est pas battus. On a été exterminé, voilà tout. Tu sais que 90% des tutsis de l’époque ont été tués durant ce génocide».

Voici son histoire qu’il m’a raconté ce matin, durant plus d’une heure, que je m’empresse d’écrire afin de ne pas oublier. Mise en garde : C'est histoire est horrible. Les détails sont difficile à lire, et encore plus à écrire.

Il s’en souvient, c’était le 24 avril 1994, l’avion du président Habyarimana est déjà tombé et Kigali frappée par l’horreur depuis déjà près de deux semaines. La tache de sang créé par le génocide s’étend graduellement vers les campagnes du Rwanda. Elle touchera Nyanza ce jour-là. Gabriel est avec son oncle quand les soldats rwandais les interpellent. Il est 17 heures environ. Les soldats demandent à l’oncle de montrer sa carte d’identité. Naïvement, il la présente.

-       « Mais tu es tutsi. C’est toi qui as descendu l’avion du président. » lui demandent ces soldats.
-       « Non, mais voyons, je n’ai jamais même touché un fusil. Je vis ici à Nyanza » répond l’oncle de Gabriel
-       « Alors ce son tes frères, tu dois mourir. Et le petit serpent aussi »

Sous les yeux de Gabriel, les soldats commencent à frapper l’oncle. Avec des gants et des bottes cloutés, ils l’ont battu sans pitié à plusieurs avant de le laisser blessé étendu au sol. Après le départ des soldats, et puisqu’il ne pouvait plus marcher, l’oncle a dit à Gabriel :

-       « Va, prends ces 5000 FRW et enfuis-toi! ». Cet argent contribuera à lui sauver la vie.

Avec la moitié de la somme qu’avait l’oncle Gabriel a fui paniqué vers Ruhango. À 11 ans dans le noir commençait les jours les plus difficiles de sa vie. Il a marché durant quelques heures jusqu’à l’entrepôt d’une grande entreprise de production gas. Le gardien lui a déconseillé d’entrer. Ce n’était le repère sécuritaire qu’il espérait. Dans sa tête d’enfant, ça aurait dû l’être. L’homme l’a quand même laissé dormir à côté de lui. Le matin, il a vu une trentaine de jeunes filles arriver en camion pour être livrées aux mains des soldats qui squattaient l’entrepôt. Gabriel a eu peur et s’est enfuit. Son témoignage me trouble, je l’arrête. « Gabriel, je me sens mal de te faire revivre cette douleur, ne le fais pas pour moi ». « Non Yves, il faut que j’en parle, ça me fait du bien. Et toi après, tu pourras témoigner de ce qui a été fait à mes frères » me dit-il. Difficile de contenir mes émotions. Comment fait-il pour vivre avec ce passé? Et lui, il continue à raconter son souvenir sans broncher. Un vieux proverbe rwandais raconte qu’ici au Rwanda, les hommes aussi pleurent, sauf que les larmes coulent par l’intérieur. Mes yeux à moi sont à l’eau.

Plus tard sur la route, Gabriel a revu le camion, désormais rempli des corps de ces mêmes jeunes filles. Il me semble inhumain que la vie puisse jeter plus d’horreur aux yeux de ce jeune garçon, et pourtant voilà. Son cauchemar s’est poursuivi. Il aire sur la route principale ne sachant où aller. Une femme finit par l’aider comme elle peut. Elle le sait en danger et lui donnera de vieux vêtements, puis entourera son coup d’un collier de verdure, des branches souples comme celles qu’arboraient les bourreaux du moment. Il continue sa route déguisé jusqu’à ce qu’une autre femme l’interpelle.

-       « Que fais-tu là, on va te tuer si tu restes ici » dit-elle.
-       « Madame, je ne sais pas où aller. Je peux aller chez-vous ? »  l’implore Gabriel.
-       « Non jamais, si tu viens mon mari va te tuer. »
-       « Mais j’ai de l’argent!»
-       « Quoi, toi tu as de l’argent? »

La dame l’emmènera chez-eux où il voit d’abord le père, avec une machette ensanglantée à la main. À ce moment, Gabriel me dit que non seulement tuait-on les gens, on abattait aussi leurs vaches. Pour les manger. Le père finira par exiger que Gabriel lui remette toute la somme, ce qu’il a dû faire après avoir perdu la négociation voulant qu’il en garde un peu. Il ne comprend toujours pas comment il a pu rester en vie protégé par cette famille ennemie. Il se rappelle nuits horribles où les enfants étaient malades au lit, incapables de digérer toute cette viande qu’ils avalaient. Il faut savoir que les rwandais vivant en campagne mangent, encore aujourd’hui, de la viande qu’une fois ou deux par année. Puis, sans qu’il ne comprenne pourquoi, un matin le père lui ordonne de quitter. Encore une fois seul à la rue, il finira par être aidé par quelques vieillards qui l’amèneront jusqu’à une église des adventistes. Ces derniers lui disent qu’il doit partir s’il veut rester en vie. Ce à quoi il répond, qu’il ne veut plus vivre. Qu’il n’en peut plus. Pour quelques jours il gardera les vaches de quelques familles. Terrorisés en permanence par la violence qui continue à briser des vies, Gabriel tente tant bien que mal de se cacher le visage aux traits à risques. La guerre est belle et bien engagée à ce moment, et les forces du FPR, du nouveau pouvoir sont en marche. Après avoir pris Kigali, ils continuent de chasser l’armée rwandaise et font graduellement cesser ces massacres. Gabriel ne le sait pas encore.

Des gens sans cœur finiront par le dénoncer et Gabriel sera amené dans un endroit où il comprend que ce sera la fin. Une cinquantaine des personnes dans la salle avec lui, surtout des femmes, debout devant leur sort. Les armes feront le reste. Par miracle, ou peut-être parce que sa petite taille lui a épargné les balles, Gabriel s’est retrouvé couché par terre avec le corps d’une femme sur le sien. Il restera immobile pendant des heures. Puis il se lèvera croyant les tueurs partis. En sortant il croisera un homme ivre, qui le prendra pour un fantôme croyant qu’il ne restait plus de vie à l’intérieur.

Finalement, j’oublie combien d’heures ou de jours plus tard, Gabriel sera sauvé par l’armée du FPR qui en prendra soin de le diriger vers de l’aide qui a tant bien que mal finit par produire ce gentil géant, père de trois ou quatre enfants, marié à une rescapée du génocide, qui a elle aussi subie des traumatismes inimaginables.

Ces quelques heures avec Gabriel ont corrigé la perception de surface que j’avais ce matin en me levant, croyant que grâce à ce voyage, j’avais fait mon deuil face à ce terrible génocide. Non, loin de là, on ne mesurera probablement jamais l’ampleur de l’horreur que l’humanité a laissé faire durant le mois d’avril 1994 au Rwanda. L’histoire de Gabriel n’en est qu’une parmi des millions d’autres vécues au Rwanda.

Quelques heures après qu’on se soit laissés, Gabriel m’a réécrit, nous offrant à Victor et moi un tour guidé de son Kigali adoptif. Juste comme ça, gratuitement me dit-il. C’est ainsi qu’ont filé les dernières heures de notre voyage au Rwanda, avec celui que je peux maintenant appeler mon ami Gabriel, le gentil géant. Un de mes préférés contacts dans WhatsApp!

Y

Annelyse, trouvée enfin


On la recherchait depuis avril 1994. Non sans relâche bien sûr, mais quand même intensément après le génocide lorsqu’on a appris la mort de ses parents et de sa petite sœur. Puis occasionnellement, quand on reprenait contact avec des rwandais. Ou encore de temps à autres avec Facebook dont les tentacules se rendent jusqu’au Rwanda. J’ai apporté avec moi dans ce voyage les quelques photos d’elle et de ses parents qu’on avait à la maison. Sa mère Adrienne et son père Martin, ont été nos meilleurs amis ici au Rwanda. Adrienne et Geneviève se sont rapidement attachées l’une à l’autre. Martin lui, vivait à Butare où il étudiait la médecine. On le voyait donc moins souvent. On a partagé de nombreuses soirées ensembles. Chez-eux ou chez-nous? Comme on s’invite simplement entre bons amis. Je me souviens d’avoir appris à Martin comment conduire avec une transmission manuelle. Ou encore, les débuts de soirée à la buvette avec lui et le docteur Jean-Marie notre voisin, les brochettes de chèvres. Et Adrienne toujours souriante, secrétaire du grand patron, qu’on voyait chaque matin au travail. Elle avait demandé à Geneviève d’être marraine de la petite sœur d’Annelyse. L’amitié, mais comment oublier des phrases tragiques prononcées vers la fin imprévue de notre séjour. Comme celles-ci : « Avec cette guerre qui approche, quand vous partirez, on va tous nous tuer, nous les tutsis. Y’a des listes qui existent et on sait qui les fabriquent »; ou encore « Geneviève, en partant stp apporte Annelyse avec toi, au moins elle, pourra être sauvée »; Bien sûr on n’y a pas cru, même si on ressentait déjà la haine qui couvait. Et pourtant, les massacres ont eu lieu et n’ont pas épargné le coin où ils vivaient, tout près de Nyanza, la capitale où les rois tutsis trônaient il y a moins d’un siècle. Le docteur, mon voisin, avec qui j’ai pris des bières, aurait été complice selon ce que j’en sais.

On savait qu’Annelyse avait survécu. Que sa petite sœur était morte à l’orphelinat, de malnutrition. Qu’elle vivait avec sa tante, la sœur de Martin quelque part à Kigali. On entendait des rumeurs. On a bien essayé d’envoyer un paquet pour elle via Antoinette, une amie rwandaise, qui partait retrouver une petite sœur traumatisée par les événements.

Et puis voilà, hier soir, grâce à Dieu-Donné, un élève à qui j’ai enseigné à Gatagara, je l’ai retrouvée. Victor et moi étions au restaurant quand il me l’a appris. Quelques secondes plus tard, j’avais une photo d’elle. Aurais-je dû essayer plus fort avant? L’image sur mon iPhone illustrait une jeune femme forte. Pourquoi voudrait-elle nous rencontrer? Elle acceptait déjà d’établir contact avec moi. Quelques secondes plus tard, j’avais son numéro WhatsApp et on s’écrivait. La magie de l’Internet venait d’opérer recollant deux histoires tellement opposées. Rendez-vous demain Chez Lando à l’hôtel où Victor et moi logeons.

J’ai choisi de loger chez Lando durant notre séjour à Kigali, non par hasard. Cet hotel qui existait à l’époque tient le nom d’un homme modéré tutsi qui a tenté suite aux accords d’Arusha d’aider à la réconciliation de son pays. Il a tenu durant quelques mois la position de ministre de la justice dans le gouvernement transitoire durant le désormais échec du processus de paix. Lando, de son vrai nom Ndasingwa Landoald a été assassiné ainsi que sa famille le 7 avril 1994 au tout début du génocide. Il était marié à une canadienne, madame Hélène Pinsky. Cet hotel a toujours été un point de ralliement pour les expatriés, notamment canadiens. C’est donc là, le lendemain vers midi, habillée dans son costume d’agent d’assurances qu’Annelyse a gentiment répondu au barrage de questions que je lui posais. Elle est arrivée en moto-taxi durant sa pose du diner. 28 ans, parfaitement trilingue, bachelière avec un bon emploi, pas de fiancé ou de copain, elle garde la tête froide, me disait-elle.. Annelyse vit chez sa tante Jeanne d’Arc, la sœur d’Adrienne, et ses deux filles qu’elle considère comme sa famille. Toute en retenue comme seuls les rwandaises en ont le secret, elle est contente de savoir qu’elle a de nouveaux amis au Canada : des personnes qui ont une forme de dette envers elle, promise à ses parents, de l’aider si le pire venait à arriver… Sa meilleure amie vit à Ottawa où elle est mariée à un Rwandais qui travaille au pays. Elle me dit qu’il y a quelques jours, avant même d’avoir quelconque signal de notre rencontre d’aujourd’hui, elle rêvait de venir étudier au Canada.

Pas de larmes ou de grands émois, mais sa joie était difficile à contenir quand je lui ai remis quelques photos que j’avais d’elle, bébé. Les seules qu’elle possèdera sans doute. « C’est moi? Comme j’étais mignonne ». Et puis ces lettres entre ses mains, écrites par sa mère et adressées à sa « sœur » Geneviève. « J’ai exactement la même écriture que ma mère! » disait-elle. Preuve que la génétique a un grand cœur!

Avec Victor et Annelyse on s’est promis de se revoir quelques jours après quand on rentrera sur Kigali. Promesse tenue, elle a pris une journée pour nous faire visiter Kigali et nous aider à acheter les souvenirs pour Geneviève et les trois sœurs de Victor restées au Québec. Entretemps, elle avait déjà fait son passeport et nourrit l’espoir de venir étudier prochainement au Québec pour y faire sa maitrise en Finances. Je lui ai remis hier une lettre d’invitation qui devrait l’aider à obtenir un visa de touriste pour le voyage exploratoire qu’elle envisage.

Pourquoi Annelyse rêve-t-elle du Canada? Est-ce que je fais bien de soutenir ses espoirs? Le Rwanda est maintenant un pays sécuritaire où les femmes sont respectées. À première vue, sa situation est plutôt belle à Kigali. Oui, le taux de chômage est très élevé dans ce pays et la grande majorité de milliers de motos taxis à Kigali sont diplômés d’université. Mais qu’est-ce que Montréal pourrait lui apporter qu’elle n’a pas ici? Elle devra sans doute trouver ses propres réponses. Pourquoi ne pourrait-elle pas rêver de voyager comme mes filles l’ont fait? Comme Victor a la chance aujourd’hui de fouler le sol d’un pays d’Afrique. Au final, je suis heureux de voir qu’avec ce passé qui l’a plusieurs fois trahi, elle ait encore foi dans cette vie.

26.1.20

Victor, le muzungu!

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Comment est-ce qu’on imagine un voyage au pays des mille collines, ses premiers pas en Afrique quand on a vingt ans et qu’on vit au Québec? Il avait beau avoir vu des bouts de l’Europe, de l’Inde, voyagé ailleurs en Asie et en Amérique du Sud, ce continent où se retrouve coincé le Rwanda, demeurait pour Victor le plus intrigant. Un peu épeurant me disait-il. Ce n’est pourtant pas sa première exposition aux conditions difficiles des pays en développement. Sans préavis, au téléphone, il n’a pas réfléchi longtemps avant d’accepter de partir avec moi profitant de cette pause hivernale du CEGEP pour faire ce qu’il aime le mieux, soit de voyager. Après quelques jours ensemble à Kigali, le voilà copilote à mes côtés bien à bord du petit Toyota Rav 4 loué, prêt à partir. L’intention est de faire le tour du pays durant les trois prochaines semaines.

Retour dans le passé pour moi et grande surprise pour Victor : Sa popularité! « Muzungu, Muzungu… », déjà des dizaines de fois, après avoir quitté Kigali, qu’il s’entend appeler ainsi par les tous les enfants croisés dans la campagne rwandaise. Toujours avec de grands yeux, parfois joyeux, parfois terrorisés. Fait cocasse : les rwandais ont encore la fâcheuse habitude, quand un enfant pleure sans raison, de lui dire qu’on le remettra aux blancs pour qu’il soit mangé. Ça n’empêche pas la majorité des enfants croisés sur les pistes de venir vers nous en courant quand ils nous voient. Minorité visible donc! La signification du mot Muzungu date des années de la colonisation, peu après la première guerre mondiale. Elle désignait les colons belges qui venait « civiliser » le pays. Ils reprenaient de l’Allemagne la gestion de ce bout de l’Afrique noire. On comprend aujourd’hui à quel point ils ont plutôt préparé le terreau de violence qui allait blesser gravement le pays à plusieurs reprises. D’abord en privilégiant l’ethnie ou la communauté qui lui ressemblait le plus. Celle qui savait commercer, qui était nomade et qui possédait des vaches. Le mot tutsi en Kinyarwanda signifie celui qui possèdent des vaches, alors que hutu veut dire qui celui qui produit, ou qui donne. L’ethnie dont les traits physiques étaient moins négroïdes devaient être plus intelligente, pensaient-ils! Déductions faites, la communauté tutsie était donc plus apte à fournir aux colons les prêtres, les professeurs et les médecins qu’il fallait pour civiliser ce pays. Comme si ce n’était pas suffisant, quelques décennies plus tard, les colons belges de l’époque ont poussé la discrimination jusqu’à étiqueter la population du Rwanda. Posséder 10 vaches! Voici ce qui a servi de critères pour déterminer si une famille était tutsie on non. Malgré le métissage, malgré l’aberration de cette idée, le mal était fait.

Bien sûr, aujourd’hui, pour les gens à la campagne et surtout pour les enfants, le mot muzungu désigne le blanc. Abazungu (muzungu au pluriel) de passage dans les pistes de campagne rwandaise, Victor et moi marchons chaque jour en appréciant chaque pas, impressionnés par la quantité de personnes, d’enfants qui animent la tapisserie verte et montagneuse dont on admire la beauté. Moins de vaches qu’avant, des maisons désormais éclairées le soir, mais cette grande pauvreté qui frappe Victor, comme elle nous avait marquée il y a plus de 25 ans, est omniprésente. De jour en jour sa sensibilité s’accroit. Et au fur et à mesure qu’il arrive à mettre en mots ses impressions, les questions qu’il se pose, il mesure la chance qu’il a d’être ici.

Les néo-abazungu d’aujourd’hui ont bien changé. Ils sont moins américains ou européens, désormais chinois ou sud-africains, c’est apparemment eux qui sont les partenaires de l’état rwandais et qui sont à l’œuvre pour développer le pays. Tous les projets de construction observés étaient dirigés par des contremaitres chinois. Un type d’Afrique du sud, rencontré au hasard d’un repas, en était à la construction de son troisième hôtel chic. Il me parlait de l’importance de ce nouveau marché pour son entreprise. De la main-d’œuvre docile à 2$ / jour. Mais attention, ce gouvernement ne répète pas les erreurs du passé. Il garde la propriété des projets, ou prend minimalement une partie de l’équité. « Rwanda is ready for business ».

Dommage que le pays soit encore dépendant d’expertise et de capitaux étrangers pour se développer. Mais comment peut-on rebâtir en 25 ans un pays détruit et des infrastructures en lambeaux, ayant perdu une génération de leaders (les cibles des génocidaires) par surcroit?  Heureusement, au rythme où les projets se déploient, le mot muzungu disparaitra selon moi, et les blancs qui visiteront le Rwanda seront bientôt plus que des touristes, comme ailleurs dans le monde. Avec le potentiel de beauté au kilomètre carré ici, les perspectives sont immenses pour le développement d’une réelle industrie touristique. Oui les gorilles de Diane Fossey, les volcans, la forêt tropicale de Nyungue et le parc de l’Akagera, mais il y a tellement plus à voir ici au Rwanda.

Je reviens à mon muzungu de 20 ans, entre grand ado et jeune adulte, les cheveux longs, il attire les regards et les enfants rwandais courent spontanément vers lui pour le voir de plus près. Trop souvent à son goût parfois. Mais, sait-il, que celui qui l’observe le plus, c’est moi, son père? Comment parler de son fils sans tomber dans les clichés de la fierté. Ce qualificatif n’explique pas ce que je ressens. La fierté a ce travers qui me déplait, celui de ramener à soi la réussite. Le Victor que je côtoie depuis plusieurs jours me rassure. Oui, il s’est enfargé un peu au collège et sa boussole de grande personne ne lui montre pas tout à fait son nord ni son avenir. La jeunesse qu’il vit à fond, les fêtes et les copains d’abord ne l’empêchent pas de grandir en tant que bon humain, au contraire. Délicat, respectueux, encore timide, chaque pas qu’il fait ici m’impressionne. Il comprend tellement déjà. Ses questions, ses commentaires et sa présence rassurante m’auront permis un regard neuf durant ce voyage, juste en l’écoutant.

Je garderai les plus beaux souvenirs de ce périple avec lui. Tellement choyé d’avoir pu capturer, comme une photo instantanée, cette phase charnière dans sa vie. Tout va trop vite. Plusieurs fois, durant ce voyage, j’ai imaginé Victor à mon âge. Au sien, je n’avais pas encore pris l’avion, je n’avais pas une fraction de l’ouverture qu’il a sur le monde. Comment ce voyage l'aura t-il influencé? Je n’ai pas fini de l’observer.